L’essor des nouvelles technologies et la vitesse de propagation de faits d’information laissent à penser que le citoyen est assez alimenté en bruit. L’époque mythologique où les hommes étaient repliés au fond de la caverne et n’étaient gouvernés que par des ombres qu’ils pensaient être la réalité n’est pourtant pas révolue. En effet, après la recherche de l’information à tout prix, de l’instantanéité, de l’image choc, du poids des mots est venue celle du réseautage, de la circulation et de la vitesse de propagation. Suralimentés pourtant un citoyen sur deux ne s’est pas déplacé pour voter en 2017.
L’abstention est un mouvement du sens à écouter. Tout comme se connecter est différent de participer, participer est distinct de partager. En d’autres termes, ce n’est pas parce que l’on est présent que l’on communique. Ce n’est pas parce que l’on est identifié comme un citoyen, un salarié, un consommateur… qu’à présent on agit comme tel, c’est-à-dire de la façon dont on nous regarde. L’homme constitué dans son rapport au symbolique est obligé de signifier, par la parole et les actes ou leur absence. Ne pas communiquer est aussi une forme de langage. Silence et résistance sont ainsi liés. Quand tout est dit, le silence se fait.
Déjà des signaux faibles été repérables lors des précédentes Présidentielles. Dans une étude ethnographique, de terrain, réalisée au printemps 2011, en face à face auprès des Français, (Ces Gens que l’on appelle les Français par moi-même), une forme d’action et de discours a été identifiée, celle du silence. Ce silence est né de la combinaison de plusieurs facteurs :
- le développement du niveau d’enseignement et des techniques d’information et de communication,
- l’ouverture sur la connaissance et un trop vaste monde fait de possibles,
- la crise qui limite ces possibles,
- l’ambiguïté du rapport des individus aux sociétés de consommation, de media et du politique – entre attrait et défiance, une schizophrénie latente pour chaque personne pris dans ce tiraillement -,
- la forte imprégnation d’un imaginaire collectif français qui a trouvé les limites dans sa réalisation,
- l’impuissance citoyenne face au fameux « système perçu » au sein duquel chacun ressent sa part de responsabilité…
alors pour ne plus être acteur, ou peut-être se sentir moins participatif, et pour reprendre l’illusion de maîtrise de soi – rappelons-le la maîtrise de soi est un effet du mouvement « coaching », se révéler à soi et ne compter que sur soi, le « par moi-même », et dont le management a usé les ficelles jusqu’à ce que l’élastique est un effet boomerang – donc face à ces facteurs combinés, certains préfèrent « sortir du jeu ».
L’abstention est silence. Un langage propre. Dans un monde de la profusion et du morcellement, certains choisissent de sortir du jeu : construire ses projets propres dans son réseau choisi, ne pas répondre frontalement aux discours des institutions, rechercher des paroles que l’on dit authentiques, choisir le déclassement social au lieu de le subir et surtout ne pas le ressentir comme tel. Ces sorties de jeu témoignent d’une liberté prise par l’individu. Celles de regarder le Web sans plus y participer, être inscrit sur une page Facebook mais ne plus commenter, voire la visiter.
Car « au commencement est le silence. Après vient le langage. Quand l’homme, au cours de son histoire, a perdu la signification du silence, il a créé le langage pour le retenir. Parler c’est séparer, faire des distinctions et, paradoxalement, entrevoir le silence et l’éviter ». C’est ainsi qu’en 1994, Eni Orlandi, Professeur de linguistique à Sao Paulo, présente son analyse Les formes du Silence – Dans le mouvement du sens. Cette latine au verbe haut alors donne corps au silence.
6 sept. 2017 – Anne Battestini