Le livre numérique est un livre dont le contenu est dissocié de l’objet-livre (désigné aussi contenant). En termes sémiologiques, le livre numérique ne saurait-il donc pas un signe ? Un signe rappelons le, est constitué d’un signifiant et d’un signifié. Le signifiant ici, je ne sais pas ce que ce qu’il est. C’est comme un son dont il est difficile de reconnaître l’identité. Je sais ce qu’est-un livre, c’est un contenu imprimé sur des feuillets, mis en page, en livrets, qui constitue l’objet-livre. Un livre numérique, ce serait donc des livrets numérisés ? Passés dans le monde de l’immatériel intégrant le réseau sans fils, sans filiation non plus. Ce réseau étant en définitive le contenant du livre numérique et plus justement, le fichier est le contenant.
Pourtant, les études montrent que le livre numérique reste un objet immatériel en devenir, un nouveau support plus qu’une écriture. Il séduit les lecteurs occasionnels voire les petits lecteurs et les grands lecteurs qui font du livre-objet une emblème fortement identitaire. Néanmoins, le concept de livre numérique se présente aujourd’hui comme une vaste bibliothèque et moins comme une escapade littéraire plaisante. Les bénéfices associés sont d’ordre pratique plus qu’épicurien : le coût, l’exhaustivité des ressources et l’intégralité des textes, l’accessibilité. Le plaisir de lecture est occulté. On parle plutôt de lecture utilitaire et de fatigue oculaire due à une trop grande présence devant l’écran.
Pourtant, étrangement, le public actuel du livre numérique est en majorité constitué de grands lecteurs. Les grands lecteurs dévorent les livres, les annotent, les collectionnent, les prêtent, les donnent… Ils font vivre l’objet, lui donne une identité. Le livre est dédicacé. Ces livres ont une histoire, chaque pas est signé par un indice de lecture, marque page ou autre. Ces livres racontent des histoires qui parlent des hommes, de l’Histoire de l’humanité. Il y a du charnel avec ces choses là. On les saisit, on les sent, on vagabonde avec, on s’oublie…
Les plus petits lecteurs choisissent des lectures plus pragmatiques utiles pour leur métier, pour le besoin du moment. Il faut de l’accessibilité immédiate, de la lecture facile. Leur exigence réside dans la nécessité d’acquérir des connaissances opérationnelles, de ne pas encombrer leur espace et leur temps. Il s’agit d’être dynamique et la pause lecture revêt pour eux une dimension trop statique, une perte.
Que se passe-t-il alors ? Les grands lecteurs trouvent dans le livre numérique une nouvelle source d’approvisionnement de leur passion. Ils y glanent et recueillent des classiques, des documents anciens, des ouvrages scientifiques, des livres pratiques. Cela leur permet de stocker et de partager des documents. Les plus petits lecteurs y verront une facilité d’accès et l’opportunité de parcourir des œuvres livresques qu’ils tenaient à présent à l’écart par facilité. Le numérique leur ouvre la voie à la lecture d’une part mais d’autre part, il les oblige à s’inscrire dans la modernité. Passer à côté du livre numérique pourrait paraître comme une marque d’obsolescence. Le livre numérique devient une marque emblématique et un support pratique. Il a donc toute sa substance. Il n’est pas qu’un avatar du livre objet avec lequel les grands lecteurs instaurent un jeu de possession affectif. Puisque son contenant s’efface, il désacralise le rapport à l’écrit. Il donne un accès direct au texte. C’est donc un signe émergent de la culture de la mémoire et du partage. Il intègre la culture du plaisir du texte et souligne l’avènement de l’ère du contenu avec une exigence qualitative portée à son paroxysme. Le texte donne corps au numérique.